Encore un. Encore un qui s’est permis de dépasser les limites, sans le moindre remords, sans la moindre arrière-pensée, probablement sans la moindre conscience de ce qu’il met en œuvre. La peur.
Encore une. Encore une femme, qui s’assume seule. Ce n’est même pas un choix politique. Elle jouit de sa liberté d’être humain, de vivre seule, de s’assumer financièrement, d’avoir une maison, son foyer à elle. Elle l’aime son foyer, alors elle en prend soin. Elle fait intervenir chez elle des professionnels, des artisans, des plombiers, des électriciens, comme tout un chacun. Elle fait attention. Elle en contacte que des artisans connus par le bouche-à-oreille ou après avoir passé en revue l’historique de la société, les commentaires sur Internet etc. Elle prend un peu de son temps précieux pour ça, par mesure de sécurité. ET pourtant, ça ne suffit pas. Et pourtant sous prétexte qu’elle ne vit pas avec un mari, un conjoint, un père ou un frère, n’importe quel représentant masculin dont elle bénéficierait de la protection, il faut qu’elle fasse attention à tout, à ce qu’elle dit, à ce qu’elle fait, même à comment elle se place dans la pièce quand l’inconnu est chez elle.

Parce que ce n’est pas son domaine d’expertise, elle fait appel à un professionnel, un artisan. Cela implique forcément de s’en remettre à leur expertise. D’avoir un peu confiance en sa capacité à prendre la bonne action. C’est pour cela qu’elle l’a appelé. C’est pour cela qu’elle le paie. Et ça ne rate pas : il abuse. Il ne respecte aucune limite. Il lui demande de monter avec elle sur l’escabeau sous prétexte de constater par elle-même la pièce défectueuse. Il lui demande si elle vit seule, avec des enfants, un compagnon, sous prétexte d’évaluer l’exposition aux produits toxiques qu’il va utiliser. Il regarde son téléphone lorsqu’elle reçoit un message qui s’affiche sur l’écran. Sous prétexte de déterminer s’il y a d’autre dégât, il visite toute la maison. Il commente et lui prodigue des conseils sur l’agencement des pièces dans la maison alors qu’il est venu pour installer un lave-vaisselle.
Deux semaines plus tard, un samedi soir à 18h, le 30 décembre, avec des bruits de fêtes derrière, il la rappelle. Il commence par l’appel par : « Vous vous souvenez de moi ? » en rigolant. Elle ne comprend pas qui c’est. Bien sûr qu’elle ne reconnaît pas sa voix. Elle ne l’a rencontré qu’une fois et a voulu oublier cela aussi vite que possible. Au téléphone, il semble un peu désarçonné qu’elle ne le reconnaisse pas. Il se présente. Il lui dit qu’il l’avait prévenue qu’il la rappellerait pour un bilan de sa visite. Elle n’en a aucun souvenir. Il lui demande s’il y aura besoin d’un autre passage. Elle lui dit que non. Il lui demande si elle prévoit de faire les autres travaux qui ne relèvent pas de son corps de métier. Elle lui dit qu’elle ne comprend pas sa question. Elle veut écourter cet appel déplacé, qui commence à lui donne une sensation de barre dans l’estomac. Plus l’appel dure, plus la barre prend de la place dans l’estomac. Elle prend un ton plus sec, elle lui dit que oui, elle fera probablement les travaux, qu’elle remercie pour l’appel, bonne soirée et raccroche. Mais il n’y a aucun soulagement après avoir raccroché. Son cerveau tourne à 10 000 à l’heure. Quelle était la raison de cet appel ? Ce fois-ci, elle enregistre son numéro. Et le bloque immédiatement.
Et là tout commence. Jaillissent toutes ces questions obsédantes qui ne trouveront jamais de réponse, dans le meilleur des cas. Elle se demande : est-ce que je fais bien de bloquer le numéro ? Peut-être que je peux l’identifier dans mon répertoire et conserver les éventuels messages et appels qui suivront et qui me feront des preuves pour un potentiel dépôt de plainte ? Et puis si je suis au courant de ces futures tentatives de contact, je pourrais de mieux comprendre ce qui se passe dans sa tête à lui, essayer d’évaluer le danger potentiel que représente cet homme. Si c’est un juste un homme irrespectueux. Oui si c’est un homme qui sait me montrer irrespectueux pour me donner la couleur ce qui va suivre. Dans le meilleur des cas, elle ne le saura jamais. Dans le meilleur des cas car cela voudra dire qu’elle n’entendra plus parler de lui. ET c’est tout ce qu’elle veut.
Non, je n’avais pas besoin de monter sur l’escabeau et de venir me coller à toi. Je voyais très bien la pièce défectueuse de là où j’étais.
Non, tu n’avais pas besoin de me demander qui exactement vit dans cette maison, quel est mon lien avec eux. Que ce soit moi, mon conjoint, mon, enfant, ton travail est d’assurer que personne présent dans cette maison ne puisse être en contact avec les produits utilisés pour l’intervention. Tu avais juste à bien faire ton travail. Tu n’avais pas besoin de cette information.
Non, tu n’avais pas à regarder mon téléphone lorsque des messages apparaissaient sur l’écran.
Non, tu n’avais pas à visiter toute ma maison alors que je t’avais dit que le problème se limitait au salon.
Non, tu n’avais pas à commenter les travaux que j’ai fait dans ma maison et l’agencement de mon foyer. Ce n’était pas pour cela que tu étais là.
Non, tu n’avais pas à prendre un coup de fil personnel pendant que l’on discutait de cliente à artisan, en me commentant ensuite ta vie personnelle.
Non, tu n’avais pas à m’appeler un samedi soir à 18h pendant ton temps personnel avec des gens et des enfants qui criaient et rigolaient derrière. Non, tu n’avais pas à prendre ce ton familier comme si l’on se connaissait. Non, tu n’avais pas à me demander si j’allais faire d’autres travaux dans ma maison qui n’avaient rien à voir avec toi ou ton intervention.
Tout ce que je voulais, c’était que tu sortes de chez moi.
Et la culpabilité qui reste. C’est ce qu’il y a de plus dingue. Je n’ai rien fait de mal. Contrairement à toi. Tu n’avais pas à faire tout cela, à demander tout cela, à me laisser avec ce malaise, cette peur désormais de savoir qu’un homme qui ne respecte rien me connaît maintenant, sait que je vis seule, sait où j’habite. Mais je m’en veux quand même. D’avoir dit que je vivais seule. Dans l’immédiateté du moment, j’ai vraiment cru que cela pouvait avoir une incidence sur l’intervention. Ce n’est que petit à petit que le malaise est devenu de plus en plus intense. Et pourtant, je suis une femme accomplie dans la vie, avec un métier qui l’amène à prendre des décisions tous les jours, je ne suis pas une ingénue de 20 ans. Mais je suis aussi souriante. ET parfois, on me le reproche. Comme si c’était un tort. Il faut être froide et distante car d’autres en face ne respectent pas les limites. Froideur et distance qui finiront de toute façon par également m’être reprochée. Tu l’as froissée. Tu l’as pris de haut. Et, moi, je suis là à culpabiliser, sur les mots que j’ai dit, ceux que je n’ai pas dit, le compagnon que je ne me suis pas inventé, alors que de toute façon il n’y a pas de bonne approche. Parce que ce n’est pas mon comportement qui est en question.
J’espère que je n’entendrais plus jamais parler de toi. Mais je n’en sais rien. Je n’en ai aucune certitude. Maintenant, j’ai peur quand je ferme mes volets, quand je rentre tard le soir. Je pratique l’autodéfense depuis des années et cette nuit, je suis restée éveillée en imaginant comment tu m’attaquerais et comme je répliquerais. Rien n’est jamais acquis, rien n’est sûr. Comme depuis toujours, je fais attention aux voitures garées dans ma rue, à celles qui tournent aux mêmes endroits que moi. Parce que tu n’es pas le premier. Parce qu’il y en a eu beaucoup avant toi qui ont créé ces situations de malaise pour laisser place à la peur. C’est une chose de se défendre dans le cas d’une attaque isolée, hors de chez soi. Mais quand tu ne sais pas d’où viendra l’attaque, qu’elle peut survenir à n’importe quel moment, de n’importe où, même chez toi. Quand il n’y a plus d’espace où tu peux te sentir en sécurité. Parce que c’est ça que tu as fait. Qu’ils font. Ils me brisent mon havre de paix que j’ai mis tellement d’années à créer, à conquérir. Mais il y en a toujours un. Un facteur. Un livreur. Qui rentre dans le jardin prétextant que le portail était ouvert et qui vient taper à ta porte-fenêtre. Qui te parle de la marque de ta voiture avec des regards appuyés.
Toi comme les autres, tu ne te serais jamais comporté ainsi si j’avais été un homme d’1m80.
A celles et ceux qui pensent que l’inquiétude générée est disproportionnée, lisez les journaux. La rubrique faits divers. Ce sont les joggeuses qui se font découper en morceaux par le méchant ogre. Pas les joggeurs. Moi, je ne veux pas finir en rubrique Faits divers. Comme tout le monde, je cherche un sens à ma vie et c’est déjà une ambition suffisamment grande pour ne pas avoir à m’inquiéter pour ma sécurité en permanence. Parce que, oui, c’est en permanence, c’est là comme une musique d’ambiance qui illustre ton quotidien. Quand je fais mes courses. Quand je promène en journée. La plupart du temps, on l’occulte. On garde nos clés dans la main quand on retourne à notre voiture. On ne porte pas de jupe quand on sort en ville seule. Mais on le modère ce murmure constant, qui nous met en garde. Et puis, parfois, au détour de rencontres que l’on n’a pas voulu, le murmure englobe tout, devient oppressant et c’est la peur réelle qui apparaît, celle qui te pousse à te mettre en courir lorsque tu es dans un tunnel, à descendre d’un train, à changer de place, à vérifier plusieurs fois que toutes portes et fenêtres sont bien fermées à clé.
Mais ce n’est pas le scénario d’un mauvais film policer. C’est la réalité que l’on connait toutes, à des degrés divers.
Aux hommes irrespectueux. Laissez-nous en paix.
Aux hommes qui nous soutiennent, et dans les yeux desquels je vois la colère et l’indignation lorsque je raconte cela : merci à vous. Restez comme vous êtes ; on compte sur vous.
Aux femmes dans les yeux desquels je reconnais la même peur, les mêmes habitudes de vie, vous n’êtes pas seules. Ne reniez pas vos choix de vie. Vous êtes fières et libres. Chérissez cette liberté que beaucoup d’hommes et de femmes s’échignent à préserve et à offrir à beaucoup d’autres.
Aux jeunes femmes qui pourraient lire ces lignes : on se bat pour vous laisser un Monde meilleur, pour que peut-être un jour vous arrêtiez de regarder par-dessus votre épaule. On ne laissera pas gagner la peur. Elle est salutaire. C’est un instrument de survie. Ne vous laissez pas submerger par elle et servez-vous en pour la retourner comme une arme contre ceux qui l’ont générée.

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